L’histoire nous réserve parfois d’ironiques surprises. Qui aurait pu imaginer qu’une loi destinée à moraliser l’Amérique donnerait naissance à l’âge d’or de la mixologie ? Quand le 18e amendement de la Constitution américaine entre en vigueur le 17 janvier 1920, interdisant la production, la vente et le transport d’alcool, une révolution silencieuse s’opère à seulement 145 kilomètres des côtes de Floride.
La prohibition rhum transforme Cuba en véritable oasis pour les Américains assoiffés. Cette île, déjà réputée pour ses plantations de canne à sucre et ses distilleries, devient soudainement le terrain de jeu des expatriés, des célébrités et des amateurs de cocktails. Le rhum cubain prohibition écrit alors une page dorée de l’histoire de la mixologie, donnant naissance aux plus grands classiques que nous connaissons encore aujourd’hui.
Cette époque extraordinaire, qui s’étend de 1920 à 1933, voit naître les cocktails Cuba les plus iconiques : Daiquiri, Mojito, Cuba Libre. Mais au-delà de ces créations légendaires, c’est toute une culture du bar qui se développe, portée par des bartenders américains en exil et des maîtres cubains visionnaires. Une alchimie unique qui marquera à jamais l’art de la mixologie mondiale.
– Cuba, Refuge des Américains Assoiffés
L’entrée en vigueur de la Prohibition transforme immédiatement la géographie des loisirs américains. Alors que les bars se ferment un à un aux États-Unis, remplacés par des speakeasies clandestins, Cuba s’impose comme la destination de choix pour tous ceux qui refusent de renoncer à leurs habitudes. L’île devient littéralement le “bar de l’Amérique”, accessible en quelques heures de bateau depuis Miami.
Cette situation géographique privilégiée n’est pas le seul atout de Cuba. L’île bénéficie d’un statut politique particulier : république indépendante depuis 1902 mais sous forte influence américaine, elle maintient des relations étroites avec son puissant voisin. Cette proximité politique facilite les voyages et les investissements, créant un environnement propice au développement du tourisme alcoolisé.
Le gouvernement cubain, conscient de l’aubaine économique que représente cette situation, adopte une politique d’accueil particulièrement favorable. Les autorités ferment les yeux sur les excès, encouragent les investissements hôteliers et facilitent l’importation des spiritueux. Cette complaisance officielle transforme Cuba en zone franche de l’alcool, attirant non seulement les touristes mais aussi les investisseurs américains.
– L’Exode vers La Havane
L’exode des Américains vers Cuba prend des proportions considérables dès les premiers mois de la Prohibition. La Havane devient la destination préférée d’une clientèle aisée qui peut se permettre le voyage. Les statistiques officielles révèlent une augmentation spectaculaire du nombre de visiteurs américains : de 33 000 en 1919, ils passent à plus de 100 000 dès 1921.
**Les moyens de transport** s’adaptent rapidement à cette demande explosive. Les compagnies maritimes multiplient les liaisons entre la Floride et Cuba. La “Havana Special”, liaison ferroviaire luxury entre New York et Key West suivie d’une traversée maritime, devient le symbole de cette évasion dorée. Le voyage, qui prend environ 29 heures, devient un rituel social pour la haute société américaine.
**L’aviation naissante** participe également à cette révolution touristique. Les premiers vols commerciaux entre Miami et La Havane sont inaugurés en 1927, réduisant le temps de trajet à quelques heures. Cette innovation technique démocratise partiellement l’accès à Cuba, même si les tarifs restent prohibitifs pour les classes moyennes.
**Les profils des visiteurs** évoluent au fil des années. Si les premiers arrivants sont principalement des hommes d’affaires et des personnalités fortunées, la clientèle se diversifie progressivement. Les célébrités d’Hollywood, les écrivains, les artistes découvrent Cuba. Ernest Hemingway, Gary Cooper, Ava Gardner deviennent des habitués de l’île, contribuant à forger sa réputation de destination glamour.
Cette affluence transforme profondément l’économie cubaine. L’industrie touristique, pratiquement inexistante avant 1920, devient l’un des secteurs les plus dynamiques. Les investissements américains affluent, finançant la construction d’hôtels, de casinos, de restaurants et de clubs. Cette manne économique enrichit une partie de la population cubaine mais creuse également les inégalités sociales.
– Les Grands Hôtels et leurs Bars Légendaires
L’architecture hôtelière de La Havane se transforme radicalement pour accueillir cette clientèle exigeante. Les grands hôtels rivalisent d’élégance et d’innovation, particulièrement dans la conception de leurs bars. Ces établissements deviennent de véritables théâtres où se joue la comédie sociale de l’époque.
**L’Hôtel Nacional**, inauguré en 1930, symbolise cette révolution architecturale. Construit sur le modèle des grands palaces européens, il abrite le bar le plus réputé de La Havane. Son architecture néo-classique, ses jardins tropicaux et sa vue imprenable sur le Malecón en font rapidement le rendez-vous de l’élite internationale. Les plus grands bartenders de l’époque y officient, créant des cocktails sur mesure pour une clientèle de connaisseurs.
**L’Hôtel Sevilla**, plus ancien, adapte ses installations pour séduire la nouvelle clientèle. Son bar, entièrement rénové en 1925, devient célèbre pour ses cocktails aux rhums locaux. L’établissement mise sur l’authenticité cubaine, proposant des animations musicales traditionnelles et des spécialités culinaires locales. Cette stratégie de différenciation attire une clientèle en quête d’exotisme tropical.
**Le Floridita**, bien que n’étant pas un hôtel, mérite une mention particulière. Ce bar-restaurant, ouvert en 1817, connaît une seconde jeunesse grâce à la Prohibition. Rebaptisé “El Floridita” en 1914, il devient le temple du Daiquiri sous l’impulsion de son barman légendaire, Constantino Ribalaigua. L’établissement attire les célébrités du monde entier, d’Ernest Hemingway à Marlene Dietrich.
**L’innovation architecturale** accompagne cette révolution des bars. Les architectes intègrent des éléments spécifiquement conçus pour la mixologie : bars circulaires permettant au bartender de servir plus de clients, systèmes de réfrigération adaptés au climat tropical, éclairages sophistiqués créant une ambiance feutrée. Ces innovations techniques améliorer l’expérience client et optimisent le travail des bartenders.
**Le personnel** de ces établissements devient une attraction en soi. Les bartenders cubains, formés aux techniques américaines mais conservant leur créativité latino-américaine, développent un style unique. Leurs performances théâtrales, leurs connaissances encyclopédiques des spiritueux et leur capacité d’improvisation fascinent une clientèle habituée aux bars américains plus formels.
L’influence de ces bars dépasse largement le cadre cubain. Les techniques développées, les recettes créées, les rituels inventés essaiment dans le monde entier. Quand la Prohibition prend fin en 1933, de nombreux bartenders américains formés à Cuba ramènent avec eux un savoir-faire révolutionnaire qui transforme la mixologie internationale.
… La suite par ici >> La prohibition américaine et le rhum cubain – Partie 2